27.
x Labtebricolophile
o UOL (Excentrique) Moi, Je Compte
Mon enfant, salutations. Je joins un enregistrement d’une réunion récente impliquant une représentation d’état mental d’un certain Maréchal de l’Espace Vatueil et un Comité de Réaction Rapide des Agences Spécialisées. Prends-en bien note et agis en conséquence.
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x VSG Prêt Pour Le Bal Costumé
o SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles
Jette un coup d’œil là-dessus. Tout frais sorti du CRRAS local. On dirait bien que c’est notre salopard, le Maréchal de l’Espace V.
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x SR En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles
o UOL (Excentrique) Moi, Je Compte
J’allais vous considérer comme un Vaisseau Inconnu, et balancer vaguement un faisceau-message dans votre direction, mais voilà qu’une certaine régularité de signal/identité semble infecter le voisinage, et on m’informe que finalement, vous êtes une sorte de vrai vaisseau de la Culture. Salut. Moi ? Oh, en gros, je suis en train de botter le cul de la plus grosse infestation de parsemis qu’on ait jamais vue dans notre merveilleuse Galaxie. Et vous, qu’est-ce que vous faites dans le coin ? Contactez-moi, on est assez proches pour ça. Causons un peu.
Hello. J’ai fait une promesse – peut-être imprudente – à un humain en mission, et je dois la tenir avant de pouvoir vous aider dans cette affaire de parsemis, si c’est cela que vous aimeriez que je fasse et que vous laissez entendre. Je vois que vous êtes très occupé et que vous ne diriez sans doute pas non à un petit coup de main. Je détecte un remarquable déploiement de lumières de combat, de là où je suis.
Qui semble être dans une boucle très serrée autour de Vebezua, une sorte de trajectoire cométaire transluminique. Ma foi, je suis sûr que vous avez vos raisons. Mais je vous remercie. Comme vous le dites, je suis assez occupé.
J’espère pouvoir vous rejoindre d’ici quelques heures.
Hé, il n’y a pas le feu. Vous ne seriez pas le vaisseau qui a pris l’image de Mlle Y’breq, il y a quelques années de ça ?
C’est bien moi. D’où un sentiment de responsabilité pour les événements qui ont suivi.
Très honorable de votre part. En ce moment même, un de mes composants transporte Mlle Y vers Sichult, sous sa forme reventée. Vous n’aviez pas l’intention de la réunir à son image, dites-moi ?
Non. L’image reste stockée, inanimée, et j’ai l’intention de la conserver dans cet état. Ma promesse consiste à acheminer mon invitée humaine là où elle désire se rendre. Cependant, mon souci immédiat est d’éviter d’être attaqué par le vaisseau du RdN qui semble éprouver un intérêt agressif pour ce qui se passe sur Vebezua, ou pour mes actions. Ou peut-être pour les activités de mon invitée, ou encore pour la localisation du Mental de l’UCG Bodhisattva, ESQA, qui se trouve actuellement dans mon champ de confinement après que son vaisseau a été détruit par le Bulbitien Flottant du Filament de Semsarine. Le vaisseau du RdN manifeste une certaine réticence à divulguer ses priorités précises, bien qu’elles incluent manifestement des menaces à mon encontre. Je ne voudrais pas ajouter à la liste de vos tâches, étant donné votre préoccupation actuelle concernant ces hordes métalliques à peine intelligentes, mais ce vaisseau puissamment armé du RdN s’en prend à un de vos collègues sans raison apparente. Je ne suis qu’une modeste Unité Offensive Limitée, âgée de surcroît et passionnément Excentrique depuis bien des siècles tant par inclination que par déclaration, et j’ai depuis longtemps perdu l’habitude du tohu-bohu des batailles, même simulées. Je suis profondément déconnecté des plus récentes avancées dans le domaine de l’armement et des tactiques équivtech, sujets dans lesquels j’imagine que vous excellez. Enfin, ce n’est qu’une idée comme ça. Si vous avez le temps. Et maintenant, il faut que je continue d’essayer d’organiser un Déplacement à la volée de deux personnes, incluant un humain non équipé d’un lacis neural, situées à la surface d’une planète, tandis qu’un vaisseau du RdN essaie de m’en empêcher. À la condition que je parvienne à les localiser. Elles semblent avoir disparu.
Fascinant. Vous avez manifestement du pain sur la planche. Je vous laisse à vos occupations. Restons en contact, si vous le voulez bien.
— Le Moi, Je Compte ? Le vaisseau d’Himerance ? demanda Lededje.
Elle se retrouva soudain dans sa chambre à Ubruater, dix ans plus tôt, écoutant dans l’obscurité la voix douce de cet homme voûté et chauve qui lui demandait l’autorisation de prendre d’elle une image fidèle et précise au niveau de l’atome.
— Celui-là même, répondit Demeisen.
L’élément douze de la Sentinelle En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles s’approchait du volume intérieur du système de Quyn, le cap mis sur une région de l’espace située quelques centaines de kilomètres au-dessus de l’endroit où se trouverait dans quelques minutes la ville d’Ubruater, sur la planète Sichult. Le vaisseau était en pleine décélération, et également en pleine négociation avec diverses autorités planétaires.
— Il a encore l’image qu’il a prise de vous autrefois, ajouta l’avatar.
— Qu’est-ce qu’il fait là ? demanda Lededje d’un ton apparemment soupçonneux.
Ils étaient installés dans leurs fauteuils, et elle avait relevé la visière de son casque pour voir directement Demeisen. La mousse avait été évacuée de sa combi maintenant que l’ultra-alerte de combat était passée.
— Je pense qu’il transporte un membre de Quietus du nom de Yime Nsokyi. Il ne l’a pas précisé, mais une petite recherche me conduit à penser que c’est bien d’elle qu’il s’agit.
— Et elle, qu’est-ce qu’elle fait là ?
— Il est possible que Quietus s’intéresse à vous. Ils pensent peut-être qu’un petit glaçon reventé comme vous est de leur responsabilité.
— Est-ce qu’ils sont toujours aussi… zélés ?
Demeisen secoua la tête avec énergie.
— Non. Il y a probablement autre chose.
— Vous n’avez pas une petite idée ?
— Qui saurait le dire, fillette ? Ils s’intéressent peut-être à vos relations avec Mr Veppers, surtout à la façon dont elles vont évoluer dans un avenir proche. Ils pensent peut-être que vos intentions à son égard ne sont pas entièrement pacifiques, et souhaitent éviter un incident diplomatique embarrassant.
— Et vous, vous feriez quelque chose pour éviter cet incident diplomatique embarrassant ?
— Éventuellement. Ça dépend des conséquences prévisibles. Vous avez toute ma sympathie, cela va sans dire, mais même moi, il faut que j’aie l’air de tenir compte de la situation globale. Tout est dans les conséquences. (L’avatar jeta un coup d’œil au moniteur.) Ah, regardez : nous y sommes.
Sichult emplissait l’écran : un gros croissant de nuages blancs au-dessus de terres vertes et de mers d’un bleu étincelant. Ils étaient suffisamment proches pour que Lededje puisse distinguer dans la fine atmosphère les cellules d’orage projetant leurs formes allongées sur les vastes plaines nuageuses au-dessous d’elles.
— Enfin chez moi, murmura-t-elle.
Elle n’avait pas l’air si contente que ça, songea l’avatar. Il aurait cru aussi qu’elle manifesterait un peu plus d’intérêt pour l’image que l’autre vaisseau culturien avait conservée d’elle. Il n’arriverait jamais à comprendre les humains…
— Ah, ça y est, je l’ai trouvé, dit-il en souriant.
— Veppers ?
— Oui, Veppers.
— Où ça ?
— Hmm… c’est intéressant, dit l’avatar avant de se tourner vers elle. Vous devriez vous habiller pour l’occasion. On va vous sortir de ces combis encombrantes.
Lededje fronça les sourcils.
— Je les aime bien, moi. Et elles ne sont pas encombrantes.
— Vous n’en aurez pas besoin là où nous allons. Et c’est de la technologie de la Culture. Désolé.
Le fauteuil autour de Lededje relâcha doucement son étreinte. Derrière elle, le module de la salle de bains s’était reformé.
Yime Nsokyi se tenait au bord de l’étroit canyon taillé dans le karst. Au-dessus, les étoiles tournaient lentement. Quelques longues traînes de nuages effilochés formaient des taches sombres dans le ciel, et l’une d’elles était éclairée comme par un énorme projecteur. La lumière jaillissait d’une ouverture au-dessus d’un des tunnels secondaires d’accès à la Cité-Caverne de Iobe. Cette étrange masse lumineuse semblait flotter à deux mille mètres au-dessus du désert, tel un vaisseau spatial.
— Il y avait des gens dans cette tour, dit doucement Himerance.
L’avatar analysait les signaux émis à travers la planète tout en cherchant à établir le contact avec le Moi, Je Compte.
— Vraiment ?
Yime ferma les yeux et secoua la tête.
Ils avaient réquisitionné cinq autres véhicules pour se rendre ici, où l’avatar considérait qu’ils seraient en sécurité. En réalité, c’est Himerance qui les avait réquisitionnés, à l’aide sans doute d’un effecteur caché dans son corps d’avatar. Yime avait de plus en plus l’impression d’être un bagage qu’il transportait d’un endroit à l’autre.
Elle repensa à la tour de pierre, plus tôt dans la soirée, quand elle avait dû grimper sur son dos pour dévaler l’escalier. Arrivés en bas, ils avaient franchi une lourde porte – Himerance avait marmonné quelque chose comme quoi la porte était verrouillée de l’intérieur –, puis elle s’était remise debout et ils avaient rapidement traversé une courette avant de descendre encore quelques marches. Ils s’étaient retrouvés dans une rue animée juste au moment où un rayon rose perçait la voûte de la caverne et faisait s’effondrer le vieux bâtiment. Elle avait d’abord voulu s’éloigner discrètement, mais cela aurait paru suspect. Ils avaient été obligés de s’arrêter et de regarder un moment comme tout le monde.
— Combien ? demanda-t-elle.
— Deux. Des amants, quand on lit entre les lignes.
Yime soupira et regarda en contrebas. Au fond du canyon, un chemin de terre serpentait comme une ficelle déroulée au milieu des éboulis et des buissons chétifs.
— L’un de nous deux sème la destruction sur son passage, Himerance. Et j’ai bien peur que ce ne soit moi.
— À votre place, j’éviterais d’y penser, dit l’avatar. (Il se tourna vers elle.) Il m’est malheureusement impossible de contacter le vaisseau, en tout cas pas sans alerter celui du RdN.
— Je vois. Qu’allons-nous faire ?
— Nous allons recourir à une forme bien plus ancienne de signalisation, répondit Himerance en souriant.
Il y avait une faible lueur à l’horizon, là où le soleil allait bientôt se lever. L’avatar se tourna dans cette direction.
— Nous savons d’où le vaisseau va venir. Avec un peu de chance, et une bonne synchronisation, ça devrait marcher. Excusez-moi.
Il se plaça devant elle en levant les mains, légèrement repliées à hauteur de son visage, paumes tournées vers la lueur argentée de l’aube naissante.
— Vous feriez bien de me tourner le dos, les mains sur les yeux et les paupières baissées.
Yime obéit. Quelques secondes s’écoulèrent sans que rien ne se passe.
— Qu’est-ce que… ? demanda-t-elle.
Il y eut soudain un éclair qu’elle eut à peine le temps de remarquer.
— C’est fait, dit doucement Himerance.
Elle se retourna et vit qu’il agitait les mains. Ses paumes et ses doigts étaient noircis, et de la fumée s’en dégageait. Il souffla dessus et lui sourit.
— Maintenant, mettons-nous en position.
Ils s’accroupirent l’un à côté de l’autre. Yime sentit ses articulations craquer. Ah, merde, songea-t-elle en passant les bras autour de ses jambes, la joue posée contre ses genoux. C’est reparti pour un tour…
— Ça ne va pas prendre longtemps, dit l’avatar. D’une façon ou d’une autre, nous saurons très bient…
— Je ne veux pas qu’il me voie, dit Lededje. Je ne veux pas qu’il puisse m’identifier.
— Ah, fit Demeisen d’un air entendu. Vous voulez pouvoir le surprendre plus tard, bien sûr.
Elle resta silencieuse.
— Eh bien, servez-vous de votre tatouage. Déployez-le pour masquer vos traits. Vous permettez ?
Lededje se tenait sur le seuil de la salle de bains, vêtue d’une de ces petites robes toutes simples qu’elle affectionnait depuis qu’elle avait été ramenée à la vie. Elle se sentait pourtant étrangement nue et vulnérable maintenant qu’elle avait retiré ses deux combinaisons. De son côté, Demeisen avait choisi des vêtements amples de couleur claire.
Elle avait d’abord pensé régler son tatouage en mode transparent, pour que Veppers ne le remarque pas s’il la rencontrait. Elle envisageait encore de se servir de ses propriétés sans précédent – du moins chez les Sichultiens – pour l’approcher une fois qu’elle se serait procuré une arme. Quand il entendrait parler de cette créature fabuleuse au tatouage d’une subtilité et d’une complexité inouïes, supérieure à tout ce qu’il avait jamais possédé, il chercherait à la rencontrer sans se douter de rien…
— Très bien, dit-elle.
Elle se regarda dans un champ inverseur tandis que le tatouage se réorganisait sur son visage. En moins d’une seconde, elle fut incapable de se reconnaître. Le résultat était spectaculaire. Les lignes n’avait fait que se regrouper et s’épaissir à certains endroits, s’amincir à d’autres, suggérer une ombre ici ou une rougeur là… et par ces simples modifications de surface, de couleur et de texture, ses traits étaient complètement différents.
Elle tourna la tête d’un côté puis de l’autre, en ajustant l’inverseur en mode miroir, pour s’assurer que l’effet n’était pas limité par l’angle de vision ou l’orientation de l’éclairage. Son déguisement était parfait : son visage semblait plus large et plus foncé, ses sourcils plus épais, son nez plus plat, ses lèvres plus charnues et ses pommettes moins marquées.
— C’est très bien, concéda-t-elle. Merci.
— Il n’y a pas de quoi. On peut y aller, maintenant ?
— Comme si j’avais le choix…
— Je vais considérer ça comme un oui franc et massif.
— Attendez… Qu’est-ce qu’on va inventer pour expliquer… (elle regarda un instant le reflet de son nouveau visage si étrange, et s’entendit terminer sa phrase :)… qui je suis ?
Sans transition, elle se retrouva au milieu d’une grande pièce bien éclairée, à l’atmosphère fraîche et parfumée, au sommet d’une tour.
C’était l’après-midi. Le ciel était parsemé de petits nuages blancs, et l’on apercevait une ville de l’autre côté d’un large parc boisé, qui devait être Ubruater. La pièce était haute de plafond, avec un grand bureau dans un coin. Quelques plantes en pot et de magnifiques tapis étaient disposés sur un parquet ciré. Il y avait peu de meubles, dans des tons gris et beiges. Sur une banquette, un bras posé sur le dossier et une petite tasse à la main, était nonchalamment installé Veppers, Jasken à son côté. En face d’eux, séparée par une table basse, une femme majestueuse d’une cinquantaine d’années se tenait assise le dos bien droit. Lededje crut la reconnaître. Elle avait un enfant sur les genoux, et un drone en forme de petite valise flottait à hauteur de son épaule. Un écran mural, dont le son était coupé, balayait les chaînes d’informations : on y voyait des images floues et des graphiques très nets de flottes de vaisseaux, entrecoupés de commentaires faits par des présentateurs à l’air très sérieux.
La femme agita vaguement le bras en direction de Lededje et de l’avatar.
— Mr Veppers, permettez-moi de vous présenter Av Demeisen, représentant du vaisseau de la Culture En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles, et son invitée. Vaisseau, voici Mr Joiler Veppers, Mr Hibin Jasken, le drone Trachelmatis Olfes-Hresh Stidikren-tra Muoltz…
— Mais vous pouvez m’appeler « Olf », précisa le drone en s’inclinant légèrement de côté. Les postillons abîment le parquet.
— Et voici mon fils Liss, poursuivit la femme en passant la main dans les cheveux blonds de l’enfant.
Il grignotait un biscuit, mais il s’interrompit pour saluer de la main avant de remettre ses cheveux ébouriffés en place.
— Je suis Buoyte-Pfaldsa Kreit Lei Huen da’ Motri, reprit la femme, ambassadrice de la Culture auprès de l’Habilitement. (D’un grand geste, elle désigna un canapé placé perpendiculairement à celui où Veppers et Jasken étaient installés.) Asseyez-vous, je vous en prie.
— Bonjour tout le monde, lança Demeisen d’une voix pleine de bonhomie.
En s’approchant du canapé, Lededje vit Veppers la suivre des yeux. Il n’avait pas changé. Une chevelure toujours aussi fournie et un teint parfait. Il était vêtu d’une façon un peu plus sobre et décontractée qu’à son habitude quand il était en ville. Une tenue presque terne, comme s’il s’efforçait pour une fois de passer inaperçu. Son nez était un peu rose et le bout trop fin. Elle croisa un instant son regard et essaya de prendre un air indifférent. Il lui souriait. Elle connaissait bien ce sourire. C’était celui qui, tout en reconnaissant la beauté, laissait entendre une certaine vulnérabilité. Une façon de dire : « Je suis peut-être l’homme le plus riche du monde, mais je manque encore un peu d’assurance quand je me trouve en présence de femmes aussi belles que vous. » Une légère ride sur son front indiquait peut-être un intérêt supplémentaire dans ce qu’il pouvait voir de son tatouage.
Lededje s’avança rapidement pour pouvoir s’asseoir plus près de Veppers que Demeisen ne semblait l’avoir souhaité. L’avatar était à sa droite, tandis que Veppers était en biais sur sa gauche. La table basse était couverte de ce qui semblait être les reliefs d’un pique-nique : des pots, des petits plateaux, des assiettes en carton, des tasses et des soucoupes, et quelques couverts.
— Et si vous nous présentiez votre invitée, Demeisen ? dit l’ambassadrice.
— Ah, ciel ! fit l’avatar en se frappant le front. Je manque à tous mes devoirs ! (Il agita la main entre Lededje et Veppers.) Ma chère, je vous présente votre violeur et assassin. Veppers, espèce de sale connard, voici Lededje Y’breq, ressuscitée des morts.
La microseconde qui suivit fut suffisante pour que Lededje réalise ce qui venait de se passer. Elle se leva d’un bond et saisit un couteau sur la table avant de se jeter sur Veppers.
Ce n’est que plus tard qu’elle comprit à quel point ses chances avaient été minces. Le couteau disparut aussitôt de son poing, arraché par Demeisen bien qu’il fût assis de l’autre côté.
Jasken réagit moins vite – il avait presque semblé hésiter une fraction de seconde –, mais alors même que Lededje posait une main sur la gorge de Veppers – celui-ci tentait de reculer en ouvrant de grands yeux –, elle sentit sa poigne d’acier autour de son poignet.
Entre-temps, le drone Olfes-Hresh avait traversé la pièce et activé un champ de force bleuté entre Veppers et Lededje pour lui immobiliser le bras gauche. Elle poussa un cri plaintif en essayant de resserrer les doigts autour du cou de Veppers.
Elle entendit un petit bourdonnement grave. Une sensation glacée la parcourut, et quelqu’un la saisit par la taille. Elle essaya de se débattre en donnant des coups de pied, mais ses jambes refusaient de lui obéir. Elle était impuissante comme un enfant. Elle sentit qu’on écartait sa main et qu’on la tirait par-dessus la table basse au milieu de l’assortiment de nourriture et de couverts.
Elle fut déposée sans ménagement sur le canapé, mais cette fois Demeisen était entre elle et Veppers. Celui-ci commençait à se redresser en se frottant le cou.
L’avatar avait un bras posé en travers de la poitrine de Lededje pour la plaquer contre les coussins, tandis qu’il lui maintenait les jambes sous le canapé avec l’une des siennes.
— Salkonar ! lança une petite voix.
Kreil Huen foudroya Demeisen du regard.
— Vous voyez ce que vous avez fait ? marmonna-t-elle.
Elle serra le petit garçon contre elle en lui caressant la nuque.
— Espèce d’enc… ! lança Lededje en luttant de toutes ses forces pour se libérer de l’étreinte de Demeisen, puis en essayant d’atteindre son visage avec ses ongles pour lui arracher les yeux ou le griffer, n’importe quoi pour lui faire mal.
— Elle a un sacré tempérament, dites-moi, déclara calmement Veppers en écartant Jasken qui voulait s’occuper de lui.
— Soyez sage, dit doucement Demeisen.
— Allez vous faire f… ! cracha-t-elle en essayant de se soulever.
Elle réussit à décoller son dos d’un centimètre avant d’être de nouveau plaquée contre les coussins.
— Led, dit l’avatar avec un petit sourire, vous n’aviez aucune chance d’y arriver. Alors, maintenant, restez tranquille et tenez-vous bien, ou je serai encore obligé de vous paralyser, et ça ne sera pas seulement les jambes, ce coup-là.
Il relâcha légèrement sa prise.
Elle s’assit et lui lança un regard chargé de haine.
— Espèce de tas d’ordures à forme humaine, dit-elle très doucement. Pourquoi m’avez-vous fait marcher comme ça ? Pourquoi m’avoir laissé de l’espoir ?
— Les choses changent, Lededje, répondit l’avatar d’un ton raisonnable. (Il dégagea son bras et sa jambe qui la retenaient encore.) C’est comme ça, voilà tout.
Elle jeta un coup d’œil vers Huen et son enfant.
— Allez vous faire patafioler, chuchota-t-elle à l’oreille de l’avatar.
Celui-ci secoua la tête d’un air désapprobateur. Veppers s’adressa à Huen.
— Pourquoi ce psychopathe grossier essaie-t-il de me convaincre que cette femme encore plus démente est la regrettée Mlle Y’breq ? Et d’ailleurs, pourquoi sont-ils même ici ?
— Il croit peut-être vraiment qu’il s’agit de Mlle Y’breq, répondit Huen. (Elle tendit l’enfant au drone.) Olf, je vous en prie, emmenez Liss dans la salle de jeux. C’était une erreur de ma part. Je suis une idiote.
— Salkonar ! répéta Liss enveloppé dans un champ rougeâtre tandis que le drone le transportait hors de la pièce.
En souriant, Huen fit un dernier petit signe à son fils.
Une fois les portes refermées, elle se tourna de nouveau vers Veppers.
— Je ne sais pas vraiment pourquoi Av Demeisen a cru bon d’amener cette jeune femme avec lui, mais je lui ai demandé de venir parce qu’il représente le vaisseau le plus puissant dans les environs, et qu’il a l’autorité pour annuler tout arrangement que nous pourrions conclure s’il n’est pas d’accord. Sa présence est indispensable, Joiler.
Veppers avait une expression calculatrice, songea Demeisen. À en juger par son rythme cardiaque, la contraction de ses pupilles et son taux de transpiration, il était profondément secoué, même s’il le cachait très bien. Les yeux légèrement plissés, il examina un instant Lededje.
— Mais on me demande quand même de croire que cette personne est une sorte de version réincarnée de Mlle Y’breq, et que ce… (son regard se porta sur Demeisen), ce grossier personnage, censé représenter un puissant vaisseau de la Culture, est autorisé à porter contre moi des accusations outrageantes et obscènes sans avoir à subir les sanctions judiciaires que je serais en droit de faire infliger à quiconque oserait proférer des propos aussi fallacieux et – au cas où quelqu’un serait assez fou pour y croire – potentiellement préjudiciables à ma réputation. C’est bien ça ?
— Oui, en gros, ça résume assez bien, dit gaiement Demeisen occupé à remettre un peu d’ordre sur la table basse.
Jasken, tout en continuant de surveiller Lededje du coin de l’œil, s’affairait à la même tâche de son côté.
— Vous aimez prendre vos femmes par-derrière, dit calmement Lededje en fixant Veppers. En général, face à un miroir. Quelquefois, surtout quand vous êtes soûl, vous aimez vous pencher et mordre l’omoplate droite de la femme que vous êtes en train de baiser. Toujours la droite, jamais la gauche. Je ne sais pas pourquoi. Il vous arrive de marmonner : « Ah, oui, putain, prends ça… » au moment de l’orgasme. Vous avez un petit grain de beauté juste sous le pli de l’aisselle droite, le seul défaut corporel que vous ayez conservé, uniquement à des fins d’identification. Vous vous grattez le coin droit de la bouche lorsque vous êtes soucieux, et que vous avez une décision à prendre. En secret, vous détestez Peschl, votre avocat, parce qu’il est homosexuel, mais vous le gardez à cause de sa compétence, et parce que vous tenez à ce qu’on pense que vous n’êtes pas homophobe. Vous avez dû avoir une expérience homosexuelle à l’école autrefois, avec votre ami Sapultride. Vous trouvez que le réalisateur Kostrle est « grotesquement surestimé », mais vous financez ses films et faites sa promotion parce qu’il semble en vogue et que vous convoitez sa…
— Oui, oui, l’interrompit Veppers. Vous avez mené votre enquête, très bien, bravo. (Il avait l’air insouciant, mais Demeisen remarqua que les signes de tension avaient de nouveau grimpé, et que Jasken faisait de gros efforts pour éviter de regarder son maître ou Lededje.) Et maintenant, madame, ajouta-t-il en s’adressant à Huen, si nous passions enfin au sujet qui nous intéresse ?
À voix basse, Demeisen dit à Lededje :
— Vous êtes devenue folle ?
— Je brûle mes dernières cartouches, espèce de traître, répondit-elle d’une voix creuse. Si je ne peux pas tuer ce salopard, j’espère arriver quand même à le secouer un peu. C’est tout ce que vous m’avez laissé.
L’ambassadrice se redressa et se frotta les mains pour se débarrasser de quelques miettes.
— Av Demeisen, dit-elle, il faut que vous écoutiez ça.
Veppers hésita un instant et demanda à Huen :
— Cette… personne représente vraiment un vaisseau de la Culture ? Vous en êtes sûre ?
— Oui, répondit l’ambassadrice en jetant un rapide coup d’œil vers Demeisen. Allez-y, dites ce que vous avez à dire.
Veppers secoua la tête.
— Bon, très bien, fit-il en adressant un sourire parfaitement dénué de sincérité à l’avatar (qui lui en rendit un tout aussi faux). Le parsemis est une manœuvre de diversion. J’ai passé un accord avec le RdN et les Flekkiens, m’engageant à rester en dehors de tout conflit concernant les Enfers. Un écran de fumée. Je n’ai jamais eu l’intention de m’y tenir. J’ai conclu un autre marché avec la FCGF. J’ai accepté de leur fournir les cibles pour une flotte de vaisseaux qu’ils construiraient dans le Disque Tsungariel pendant que la Culture et tous ceux qui pourraient interférer seraient occupés avec l’infestation de parsemis. C’est cet accord que j’ai l’intention de respecter, tant qu’il ne m’arrive rien de fâcheux. Les cibles en question sont les Enfers – ou du moins, les substrats sur lesquels ils tournent. Disons, la très grande majorité d’entre eux. Les plus importants.
— Et ils sont ici, sur Sichult ? C’est bien ça ? demanda Huen.
— Ici, ou dans le voisinage, répondit Veppers en souriant.
Huen hocha pensivement la tête.
— D’après mes dernières informations, un nombre important de vaisseaux construits dans le Disque ont réussi, de façon surprenante, à s’échapper des limites du système de Tsung. Il semble qu’ils soient propulsés par une quantité d’énergie inattendue, et qu’ils se dirigent vers nous. Vers Sichult.
Elle jeta un coup d’œil interrogateur vers Demeisen.
— Une brusque alimentation en antimatière, confirma celui-ci. Deux de mes éléments sont en train de s’en occuper, mais il est probable que quelques-uns arriveront à passer au travers.
— Leurs objectifs se trouvent sur Sichult ou autour, dit Veppers. Je leur transmettrai les localisations précises quand ils seront plus près.
— Vraiment ? fit Demeisen en plissant les yeux. C’est sacrément juste, vous ne trouvez pas ?
— Tout est dans le timing, répondit Veppers en souriant. Ce qui compte… (il se pencha vers l’avatar qui, sentant que Lededje bandait ses muscles, mit aussitôt son bras en travers de sa poitrine pour l’empêcher de bouger)… c’est que je suis de votre côté, matelot.
La remarque fut accompagnée d’un autre sourire artificiel, que l’avatar ne lui rendit pas, cette fois.
— Sur mon instruction, reprit Veppers, si je suis encore là pour la transmettre et s’il reste suffisamment de vaisseaux pour effectuer les frappes mortelles, tous ces horribles Enfers vont être détruits, et toutes ces pauvres petites âmes torturées vont être libérées de leurs tourments. (Veppers inclina la tête d’un air interrogateur.) Alors, ce que nous attendons de vous, c’est une forme de garantie que vous n’interférerez pas dans l’opération. Peut-être même accepterez-vous d’aider les vaisseaux à franchir les défenses, ou au moins d’empêcher d’autres forces – comme le RdN, par exemple – d’intervenir. (Veppers jeta un coup d’œil à Lededje avant de se tourner de nouveau vers l’avatar.) Alors, c’est d’accord ?
— Ah, bon sang, mais bien sûr ! s’exclama Demeisen en tendant la main au Sichultien par-dessus la table. C’est d’accord, topez là ! Et désolé pour mes remarques de tout à l’heure ! Elles n’avaient rien de personnel !
Il avait toujours la main ostensiblement tendue, mais Veppers se contenta de la regarder.
— Excusez-moi, dit-il enfin, mais je préfère ne pas serrer les mains. On ne sait jamais où elles ont pu traîner.
— Je comprends parfaitement, répondit Demeisen en retirant sa main sans aucun embarras apparent.
— Alors, j’ai votre parole à tous les deux ? demanda Veppers. J’ai votre parole, votre garantie personnelle et représentationnelle qu’il ne m’arrivera rien, c’est bien ça ?
— Absolument, dit l’ambassadrice Huen. Je vous la donne.
— Un marché est un marché, et cochon qui s’en dédit ! renchérit Demeisen. Je ne vous ferai aucun mal, je vous le jure. (Il se tourna vers Lededje qui frémissait de rage à côté de lui.) Et ma petite copine ici présente non plus ! ajouta-t-il en en lui passant un bras sur les épaules pour la secouer.
Elle le regarda droit dans les yeux.
— Menteur, lui souffla-t-elle.
Demeisen fit mine de ne pas avoir entendu et se contenta d’arborer un grand sourire.
Veppers avait trouvé une théière dans laquelle il restait un peu d’infusion. Il s’en versa une tasse et la sirota tout en regardant calmement Lededje. Il haussa les épaules.
— Allons… dit-il. Je ne sais pas qui vous êtes, mais c’est comme ça que ça marche. Ceux d’entre nous qui ont un avantage cherchent toujours à l’augmenter, et ceux qui veulent conclure un marché trouvent toujours quelqu’un comme moi de l’autre côté de la table. Vous vous attendiez à ce que ce soit quelqu’un d’autre ? (Il ricana, une sorte de reniflement étouffé dans son nez fraîchement réparé.) La vie, voyez-vous, consiste essentiellement en rencontres, chère petite madame. (Il lui fit un sourire plus détendu.) Ou peut-être devrais-je dire « Lededje », si c’est vraiment vous. (En fronçant les sourcils, il se tourna vers Huen.) Bien sûr, si elle est vraiment qui elle prétend être, elle m’appartient, en fait.
Huen secoua la tête.
— Non, fit-elle, elle ne vous appartient pas.
Veppers souffla sur son infusion, qui de toute façon était froide…
— Ah, vraiment, chère ambassadrice ? Je crains qu’il ne faille laisser aux tribunaux le soin d’en décider.
— Non, lui dit Demeisen avec un petit sourire.
Veppers se tourna vers Lededje, mais avant qu’il ait pu dire ce qu’il avait en tête, elle lui lança :
— Les derniers mots que vous m’avez dits étaient : « J’étais censé apparaître en public ce soir. » Vous vous souvenez ?
Le sourire de Veppers s’effaça un bref instant.
— Non, vraiment ? (Il jeta un coup d’œil à Jasken, qui regarda aussitôt ailleurs.) Comme c’est étonnant… Ah, ciel, fit-il en tirant une antique montre de gousset de sa poche, il est déjà si tard que ça ?
— Les vaisseaux sont pratiquement sur nous, confirma Huen.
— Je sais, dit Veppers. Et en un tel moment, peut-on imaginer meilleur endroit où se trouver qu’en compagnie de l’ambassadrice de la Culture, sous la protection d’un vaisseau de guerre culturien ?
— Quelques centaines ont réussi à passer, confirma Demeisen. Les défenses planétaires avancées s’efforcent de faire face. Il y a un début de panique parmi les strates sociales informées, qui pensent que la Fin du Monde pourrait être proche. Les masses ignorantes poursuivent tranquillement leurs activités. Le danger sera passé quand elles apprendront enfin ce qui s’est passé. (Il hocha la tête d’un air approbateur.) Bien sûr, ajouta-t-il, il y aura ensuite la seconde vague, ce qui peut susciter une certaine émotion un peu plus tard.
— N’est-il pas temps de leur indiquer où se trouvent leur cibles ? demanda Huen.
Veppers sembla réfléchir un instant à la question.
— Il y a deux vagues, dit-il enfin.
— Je détecte quelques illuminations assez prématurées dans la ville, marmonna Demeisen en désignant les bâtiments de l’autre côté du grand parc.
Sur l’écran mural, les chaînes d’informations continuaient de défiler, mais certaines étaient à présent brouillées et parasitées. Sur les autres, on voyait toujours des graphiques et des présentateurs.
Des gerbes d’étincelles et de fins rayons lumineux semblaient jaillir du sommet des plus hauts gratte-ciel du Centre des Affaires d’Ubruater, comme un feu d’artifice en plein jour.
— Des illuminations ? répéta Huen en regardant Demeisen d’un air sceptique.
L’avatar se contenta de hausser les épaules.
Veppers consulta encore sa montre, puis il se tourna vers Jasken qui hocha la tête.
— Ma foi, déclara-t-il en se levant, j’ai encore pas mal de choses à faire, et il est temps pour moi de prendre congé. Madame, dit-il en saluant l’ambassadrice. J’ai trouvé notre rencontre fascinante, ajouta-t-il à l’adresse de Demeisen avant de se tourner vers Lededje. Et vous, jeune fille, je vous souhaite… la paix. (Il lui fit un grand sourire.) En tout cas, c’était un plaisir.
En sortant, Jasken et lui croisèrent le drone Olfes-Hresh, qui était réapparu sans que personne le remarque.
— Machin, le salua Veppers au passage.
Quelques instants plus tard, une succession d’éclairs ponctuèrent l’horizon au-delà de la ville. L’écran mural clignota et se mit en veille.
— Hmm, fit Demeisen. Son propre domaine. Ça vous surprend, vous aussi ?
— Profondément, répondit Huen.
Demeisen fit une petite chiquenaude sur le genou de Lededje.
— Allez, ma mignonne, remettez-vous. Il ne s’agit pas de votre petite histoire de vengeance. Les Enfers sont en train d’être détruits, et gratuitement encore ! Et on a la conscience parfaitement tranquille ! Non, sérieusement, qu’est-ce qui compte le plus, à votre avis ? Vous, ou les souffrances de milliards de gens ? Il est temps de devenir adulte, vous ne croyez pas ? Que cette tête à claques de Veppers puisse s’en aller tranquillement le sourire aux lèvres n’est pas un bien grand prix à payer.
Un rugissement de réacteurs au-dessus d’eux annonça le départ de l’aérocar de Veppers. Demeisen se retourna vers Lededje :
— Espèce de sale trou du cul de menteur… siffla-t-elle.
L’avatar secoua la tête et dit à l’ambassadrice :
— Ah, les enfants, ça n’est pas toujours facile, hein ?